L’OGDOADE ET AMON

     A Hermopolis, plus au sud, en Moyenne-Egypte, la mythologie locale concernait autant ce qui s’était passé avant la fondation du tertre que ce qui s’était passé depuis. L’Ogdoade hermopolitaine, ou « Groupe de huit », était constituée de quatre couples de divinités mâles et femelles qui habitaient les eaux primordiales d’avant le monde. Les mâles se présentaient comme des grenouilles et les femelles comme des serpents, mais parfois aussi comme des babouins. Les dieux et déesses étaient appariés de manière à représenter quatre aspects de l’Univers avant la création du monde: Noun et sa compagne Naounet personnifiaient l’océan informe originel, Hehou et Hehet l’infini, Kekou et Keket les ténèbres et Imen et Imenet les forces cachées. Ces divinités illustraient les choses impossibles à voir ou à toucher: elles étaient l’antithèse de la vie. Pourtant, en tant que couples mâle-femelle, elles représentaient la possibilité de la vie. Elles étaient par ailleurs associées au soleil par leur lien avec les babouins, qui saluaient l’aube par un choeur de hurlements.

     Initialement, l’Ogdoade était partagée en deux groupes, mâle et femelle; ils furent réunis en couples par la suite. La mythologie hermopolitaine indiquait que l’Ogdoade s’était constituée sur l’ordre de Thot, devin patron d’Hermopolis, bien qu’il s’agisse peut-être d’une astuce pour promouvoir son culte.

     Cette dramatique implosion des deux groupes provoqua un énorme bouleversement qui donna naissance, à son tour, au tertre primordial. Le tertre lui-même contenait un oeuf cosmique qui, une fois éclos, libéra le jeune dieu-soleil; La coquille s’ouvrit complètement, le tertre se transforma en une « île de feu » et le dieu solaire monta aux cieux pour y prendre la place qui lui revenait de droit. Cet événement majeur fut, selon les hermopolitains, le premier lever de soleil de l’Egypte. L’Ogdoade devint ainsi les « pères et mères qui virent le jour au début, qui enfantèrent le soleil et qui créèrent Atoum ».

     Le concept hermopolitain qui assimile la naissance de l’Univers à un cataclysme est, de manière assez surprenante, singulièrement proche de notre théorie moderne du big-bang. Il est tentant d’imaginer que les Egyptiens, excellents astronomes, aient pu baser ce concept sur leurs observations du ciel! Il est plus raisonnable, toutefois, de voir dans cette idée des couples primordiaux un exemple particulièrement net de leur opinion selon laquelle la vie est le fruit de forces binaires antagoniques. Dans ce choc titanesque du mâle et de la femelle cosmiques originels, les fondations de la vie étaient posées.

     A Thèbes, l’idée de création du monde était encore différente. Là, Amon était tout-puissant alors qu’à Hermopolis il n’était qu’un dieu parmi d’autres. Les Thébains ne reniaient pas l’Ogdoade mais plaçaient Amon comme seul créateur. Une version du mythe le dépeint comme le serpent Amon-Kamoutef, qui vit dans les eaux de Noun. On raconte ailleurs qu’il émit le cri d’une oie qui éclata dans le silence de l’Univers, provoquant une réaction cosmique qui donna naissance à l’Ennéade et à l’Ogdoade. L’imagerie largement empruntée au monde des oiseaux vient certainement d’une légende qui décrivait la naissance du monde après  qu’un benou – le héron cendré – eut pondu sur le tertre primordial.

     Les Thébains développèrent donc une théologie distincte qui mettait en scène le tout-puissant Amon qui vivait, disait-on, au-delà du monde. Ils pensaient qu’un créateur existait nécessairement hors de sa création, et Amon, le « dieu caché », convenait bien à ce rôle. Les textes résument ainsi le mystère et la puissance d’Amon:  » il est caché des dieux et son aspect est inconnu. Il est plus loin que le ciel, plus profond que le Duat. Aucun dieu ne connaît sa véritable nature… Il est le caché, il est l’inaccessible. » L’identité d’Amon était si secrète que quiconque tentait de découvrir sa nature mourait. Amon était tout-puissant et, en tant que partie de l’Ennéade, il était présent partout et en tout (tout en restant caché). Comment Amon pouvait-il à la fois être séparé et intimement mêlé en toutes choses? A Thèbes, on disait que chaque dieu était une image d’Amon. Les Thébains inventèrent également un personnage composite dont Rê était le visage, Ptah le corps et Amon la puissance intérieure invisible.

     A Thèbes, dans l’imposant complexe religieux de Karnak et à Louqsor, Amon était vénéré par le clergé et fêté toute l’annéd par la population. Les fêtes consacrées à Amon étaient les plus fastueuses. Durant la grande fête de la Vallée, les effigies d’Amon et de son épouse Mout étaient emmenées en procession de leur résidence de Karnak jusqu’aux temples funéraires sur la rive occidentale du Nil. Pendant la fête d’Opet, qui se tenait chaque année le deuxième mois de l’inondation, les statues rituelles étaient promenées le long de l’avenue bordée de sphinx qui reliait les temples de Karnak et de Louqsor. En cette occasion, les prêtres célébraient l’union sexuelle entre Amon et la mère du monarque régnant. De cette union, la reine-mère donnait naissance au ka  (souffle vital) royal. Le point culminant des festivités se produisait lorsque le roi lui-même entrait dans la partie la plus secrète du sanctuaire où, recevant physiquement le ka divin, il en ressortait comme un dieu.

     Avec la croissance de Thèbes, Amon devint le dieu créateur principal de toute l’Egypte, hormis de 1353 à 1335 av. J.-C., lorsque le pharaon Akhenaton tenta d’introduire le monothéisme.

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